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Eve trouva Josh Newman triste, équilibré et bavard. Le genre facile à vivre, jugea-t-elle. De ces hommes qui accomplissent leur travail avec sérieux, puis rentrent chez eux et s’empressent d’oublier le boulot.
Un type assez ordinaire. Le bon père de famille qui exerçait le métier de flic par hasard, avait peu de chances d’atteindre le stade d’inspecteur à l’échelon deux. Et qui n’avait rien de nouveau à lui apporter sur Coltraine.
Elle convoqua Dak Clifton. À vingt-neuf ans, c’était la plus jeune recrue de l’équipe, mais il comptait déjà huit années d’exercice sur le terrain, dont quatre au titre d’inspecteur. Quelques minutes suffirent à Eve pour le cerner et l’affubler d’un surnom : le Crâneur.
Son physique avantageux – teint hâlé, yeux bleu acier et tignasse châtaine aux pointes décolorées par le soleil – était probablement un atout face aux témoins de sexe féminin. De même que son style agressif et arrogant avait dû ébranler un certain nombre de suspects.
Eve se contrefichait qu’il l’essaie sur elle.
Il se pencha vers elle, envahissant son espace, le regard luisant.
— Nous n’avons pas besoin d’huiles venues de l’extérieur. Cette enquête doit être menée au sein de la maison. Ici, nous prenons soin des nôtres.
— Ce n’est pas à vous d’en décider. Si vous voulez aider les vôtres, inspecteur, commencez donc par vous calmer.
— Nous avons travaillé avec elle. Pas vous. Pour vous, elle n’est qu’un dossier parmi d’autres.
Ces paroles lui rappelèrent celles de Cleo Grady.
— Vous ne savez pas ce qu’elle représente pour moi. Si vous voulez vous défouler, choisissez quelqu’un d’autre. Et maintenant, vous allez répondre à mes questions.
— Sinon ? Vous m’embarquez au Central ? Je rêve ! Vous êtes ici à nous cuisiner alors que vous devriez être en train de traquer l’assassin.
— Écoutez-moi attentivement, Clifton. L’inspecteur Coltraine est mort. Vous me faites perdre mon temps et vous m’agacez alors que vous devriez vous mettre en quatre pour aider à l’enquête sur une collègue.
Ce fut au tour d’Eve d’envahir son espace.
— Du coup, je m’interroge. Êtes-vous juste un connard ? Ou avez-vous des raisons de ne pas vouloir répondre à mes questions ? Supposons que vous soyez juste un connard. Dites-moi où vous vous trouviez hier entre 22 heures et minuit.
Il s’empourpra.
— Vous ne valez pas mieux que ces rats des Affaires internes.
— Je suis pire. Et si vous ne vous dépêchez pas de me répondre, inspecteur, je vous traîne au Central.
— J’étais chez moi avec une femme, riposta-t-il, l’air narquois, en se frottant l’entrejambe. Vous voulez savoir ce que nous avons fait et combien de fois ?
— Peabody ? aboya-t-elle sans quitter Clifton des yeux. Est-ce que ça nous intéresse de savoir ce que cet abruti a fait avec sa queue entre 22 heures et minuit hier ?
— Pas le moins du monde.
— Je veux le nom de votre conquête, Clifton, et estimez-vous heureux que j’aie mieux à faire que de rédiger un rapport sur votre comportement.
— Allez vous faire foutre.
— Son nom, Clifton, sans quoi je vous fiche un blâme et trente jours de suspension. Accouchez.
— Sherri Loper. Elle est dans les étages, aux relations publiques.
— Quels étaient vos rapports avec l’inspecteur Coltraine ?
— Nous travaillions ensemble.
— Ça, je le sais. Vous vous entendiez comment ?
— Très bien.
— Vous avez été coéquipiers sur des enquêtes ?
Il haussa les épaules, contempla le plafond.
— Certains d’entre nous font leur boulot.
Eve s’écarta.
— Si vous continuez à me les briser, Clifton, je vous rendrai la pareille. Croyez-moi, je suis meilleure que vous à ce petit jeu. Je suis votre supérieure hiérarchique, ne l’oubliez pas. À présent, montrez un minimum de respect pour un chef et votre camarade décédée.
— Je vous le répète, on s’entendait bien. Tout le monde appréciait Ammy. Elle avait l’art et la manière. Nous voulons tous savoir qui est le salaud qui l’a descendue. Ça n’a aucun sens, marmonna-t-il en fourrageant dans ses cheveux. Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas en train de frapper à toutes les portes de son immeuble ? C’est forcément un voisin. Elle habitait dans un bâtiment sécurisé, et elle était prudente.
— Vous êtes-vous rendu chez elle ?
— Oui, bougonna-t-il. Deux ou trois fois. Je suis allé la chercher ou la déposer. J’ai une voiture, pas elle. Et alors ?
— Avez-vous eu une liaison avec l’inspecteur Coltraine ?
— Espèce de...
— Attention, Clifton ! Si vous me traitez de noms d’oiseaux, vous avez intérêt à les précéder d’un lieutenant. Répondez à ma question.
— Non. Nous buvions un verre ensemble de temps en temps. Il nous est arrivé de manger un morceau. Elle était folle de son légiste. C’est lui que vous devriez interroger. Lui qui avait accès à son appartement.
— Savez-vous s’il y avait des frictions entre le Dr Morris et elle ?
Il haussa les épaules et tourna la tête vers la fenêtre.
— Les gens couchent ensemble, ils se disputent. En cas de meurtre, le premier suspect, c’est le conjoint ou l’amant. Pourtant, c’est nous que vous harcelez.
— Merci, inspecteur.
Eve le regarda sortir en claquant la porte.
— Selon moi, il l’a draguée, et elle l’a repoussé avant de se jeter dans les bras de Morris. Il est jaloux. Il est habitué à ce que les femmes rampent devant lui, pas devant un autre.
— Il serait idiot de nous fournir un faux alibi.
— Certes. Mais nous vérifierons quand même. En fait, vous allez vous en charger tout de suite. Je vais remercier Delong.
— S’il y a eu une histoire entre Clifton et Coltraine, leurs collègues seraient au courant, non ?
— Les flics sont doués pour garder les secrets.
Elles se retrouvèrent dehors et, sur l’insistance de Peabody, firent un saut chez le traiteur. Eve ne savait pas trop ce que contenait le sandwich qu’elle mangeait, adossée contre son véhicule, mais il était rudement bon.
— L’alibi de Clifton est confirmé, dit Peabody qui se régalait de son côté. Pas très aimable, la fille. « Oui, on a passé la nuit ensemble, et alors ? »
Grincheuse. Sur la défensive. Ils vont bien ensemble ces deux-là.
Eve continua de manger en observant les flics qui allaient et venaient. On s’activait beaucoup dans ce commissariat, dont la petite taille renforçait les liens entre les individus. Les flics avaient tendance à se soutenir les uns les autres. Elle avait déjà eu l’occasion de sanctionner des ripoux : une procédure pénible et désagréable.
— Clifton a écopé de plusieurs avertissements et de quelques sanctions pour abus de pouvoir. Il se met facilement en colère. Je doute qu’il soit impliqué dans ce meurtre, mais il va falloir creuser un peu de ce côté.
— J’ai horreur de ça. Jeter la suspicion sur les nôtres.
— Alors espérons que l’assassin est un vulgaire criminel, sans insigne. Nous allons avoir une conversation avec l’indic, ensuite je retournerai sur la scène du crime.
Elle grimpa dans la voiture, obligeant Peabody à l’imiter.
Elles trouvèrent sans difficulté la boutique de prêts sur gages et son gérant. Il ressemblait vaguement à une fouine, songea Eve – du moins telle qu’elle s’imaginait cet animal. Assis derrière une vitre blindée, il traitait avec un junkie en manque.
Le nez aquilin de Bollimer tressaillit au milieu de son visage trop mince. Il avait reniflé la présence des flics.
— Je t’en donne cinquante dollars.
— Allez, mec ! s’écria le drogué, désespéré. Il m’en faut cent. Ça vaut plus que ça. Deux cent cinquante, facile ! Un peu de cœur, mon vieux. Je vais crever.
Bollimer fit mine d’examiner la montre de plus près.
— Soixante-quinze. C’est mon maximum.
— Quatre-vingt-dix ? C’est une belle pièce.
— Soixante-quinze.
— D’accord, d’accord, je prends.
Bollimer tapota sur le clavier d’un mini-ordinateur et l’imprimante cracha un formulaire qu’il tendit à son client.
— Tu connais la chanson.
Le junkie griffonna son nom sur les deux parties, déchira celle qu’il devait conserver, rendit l’autre à Bollimer. Celui-ci se remit à pianoter et un long tube translucide expectora les soixante-quinze dollars.
— Tu as trente jours pour la récupérer.
Il hocha la tête tandis que le camé se précipitait dehors.
— Il reviendra, mais pas pour reprendre cette montre, grommela Bollimer en la posant de côté. Que puis-je pour vous ?
— C’est un client régulier ?
— Binks ? Oh, oui. Cet objet lui appartient. Je l’ai déjà vu à son poignet.
— Tôt ou tard, il ne lui restera plus rien à mettre au clou. Il sera forcé de voler et finira par agresser quelqu’un.
Bollimer opina solennellement.
— C’est malheureux, mais ainsi va le monde. Je gère une entreprise irréprochable. J’ai une licence. Je consulte la liste rouge des marchandises dérobées tous les jours, je coopère avec les autorités. Si vous êtes à la recherche de quelque chose qui n’a pas encore été recensé, allez-y, jetez un coup d’œil.
— Nous sommes de la Criminelle, répliqua Eve en lui présentant son insigne. Nous enquêtons sur le meurtre de l’inspecteur Coltraine.
Il écarquilla les yeux, bouche bée.
— Quoi ? Ammy ? Ammy a été tuée ?
— Les médias l’ont annoncé. On leur a communiqué le nom de la victime il y a deux heures. Vous n’écoutez jamais les infos, Stu ?
— Pourquoi voulez-vous que je m’intéresse à ces conneries ? Attendez. Attendez une seconde.
Il appuya sur un bouton et une grille s’abaissa devant la porte d’entrée. Eve entendit le cliquetis du verrou. Bollimer avait beau paraître sincèrement ébranlé, elle posa la main sur sa hanche, près de son arme, quand il recula son siège et se rua hors de sa cage en verre.
Ses yeux étaient voilés de larmes.
— Que s’est-il passé ?
— On l’a assassinée hier soir. Son corps a été découvert au sous-sol de son immeuble ce matin.
Ces éléments avaient été transmis à la presse.
— Ce n’est pas possible. Pas possible, murmura-t-il en pressant les doigts sur ses paupières. Vous saviez que j’étais son indic ?
— Oui. Lui avez-vous filé un tuyau récemment qui aurait pu énerver quelqu’un au point de l’abattre ?
— Non. Que des peccadilles. Autrefois, j’œuvrais dans des sphères plus élevées. Je me suis fait choper. J’ai mariné en taule. Ça aussi, vous le savez. Depuis, j’essaie de rester sur les rails. La prison, ce n’est pas mon truc et je ne tiens pas à y retourner. Ammy est venue un jour avec sa collègue blonde. Elles cherchaient des bijoux chapardés au cours d’une agression. J’avais une des pièces qui les intéressaient – une bague. J’avais effectué la transaction à peine une heure auparavant. Nom de nom ! D’habitude, j’ai davantage de flair.
Il tapota le côté de son nez.
— La blonde m’est tombée dessus – le problème, c’est que ces objets ne figuraient pas encore sur la liste rouge. Je me suis énervé : « Pour qui vous me prenez ? Un télépathe ? » Je leur ai remis la bague, le ticket de caisse, une copie de la carte d’identité de la cliente. Collaboration totale. Quant à moi, je peux m’asseoir sur mes deux cents dollars, mais c’est le jeu.
— Elles ont coincé le coupable ?
— Ouais. Ammy est repassée le lendemain pour me remercier. Sympa, non ? Elle m’a raconté que le type qui avait détroussé le couple de passants avait offert la bague à sa petite amie. Et qu’aussitôt, elle était venue ici la mettre au clou. Ammy et sa partenaire l’ont obligée à dénoncer son copain et ont récupéré tous les bijoux. On s’est mis à discuter parce qu’on est tous les deux originaires de Georgie. Je ne suis pas allé dans le Sud depuis plus de vingt ans mais tout de même... Elle était revenue seule, en m’apportant un café. Gentil, hein ? Du coup, j’ai commencé à lui fournir des infos quand j’en avais. Elle était adorable... Ils l’ont massacrée ?
— Pas autant qu’ils l’auraient pu.
Eve décida de tenter le tout pour le tout.
— Ils lui ont pris son arme. Vous en vendez en douce, Stu ?
— Je ne prends même pas les couteaux, encore moins les pistolets paralysants et les mitraillettes. Mais je connais des gens qui connaissent des gens... Je me renseignerai.
Il se racla la gorge.
— Il y aura une cérémonie ? J’aimerais y assister. Je veux lui rendre hommage. Elle était adorable.
— Je vous préviendrai dès que je le saurai. Voici ma carte. Si vous entendez quoi que ce soit, contactez-moi.
— Entendu.
Eve pivota sur ses talons, se retourna.
— Vous dites qu’elle est revenue seule. Était-elle seule chaque fois que vous vous rencontriez ?
— Presque toujours. Vous savez ce que c’est quand on courtise un indic.
— Oui. Merci.
Peabody renifla lorsqu’elles émergèrent sur le trottoir.
— J’ai failli fondre en larmes ! J’ai l’impression qu’il l’aimait vraiment. Comme sa fille.
— Apparemment, elle avait cet effet sur les gens. Peut-être avait-elle rendez-vous avec un autre indic ?
— Je préfère ça plutôt que d’imaginer un de ses coéquipiers dans la peau du meurtrier.
— Elle l’aura forcément noté quelque part.
Eve s’installa dans la voiture, réfléchit.
— Peut-être qu’elle avait mis le doigt sur une affaire qui la dépassait ? Ou qu’elle s’était laissé mener en bateau ? Un mot de travers, une question mal interprétée, et vlan ! on se débarrasse d’elle.
— Elle travaillait souvent sur des cambriolages. Celui qui s’est introduit dans son immeuble était habile. Un pro.
Eve démarra.
— Nous consulterons Feeney. Personne n’est plus rapide que lui. Enfin, excepté Connors. Feeney effectuera les croisements avec les dossiers qu’elle avait en cours. Avec un peu de chance...
— Même avec l’assistance de Feeney et de McNab -voire la magie de Connors – cela va prendre un temps fou. Si vous le lui demandez, Feeney pourrait mettre Callendar sur le coup. Elle est très efficace.
Eve s’apprêtait à répondre quand elle aperçut l’enseigne d’un restaurant chinois. À moins de deux pâtés de maison de l’immeuble de Coltraine, songea-t-elle en se garant.
— Vous m’avez sorti la liste des restaurants ?
— Oui, répondit Peabody en ouvrant son miniordinateur. Celui-là doit y figurer. Jardin de Chine. C’est le plus proche quand on vient de cette direction. Il y en a un autre, de l’autre côté de l’immeuble, et une multitude dans un rayon de cinq blocs.
— Coltraine préférait les escaliers. Je parie qu’elle se rendait le plus souvent possible à pied au commissariat. Elle devait passer devant le Jardin de Chine. Et si elle prenait le métro, la station est là-bas, son chemin la menait forcément devant. Allons-y.
La salle étroite étincelait de rouge et d’or. On était en plein milieu de l’après-midi, pourtant plusieurs tables étaient occupées par des clients buvant du thé et grignotant des nems miniatures. Une femme couronnée d’une touffe de cheveux en épis quitta sa banquette en coin et vint vers elles.
— Bonjour. Souhaitez-vous vous asseoir ?
— Non, merci.
Eve montra son insigne.
— Ah !
La femme baissa les yeux, les releva. Son regard vert océan exprimait tristesse et compréhension.
— Vous êtes ici à propos de l’inspecteur Coltraine. Venez vous asseoir, je vous en prie. Vous prendrez bien un thé.
Elle les précéda vers la banquette où l’attendait une jeune fille. Celle-ci se leva précipitamment.
— Je suis Mary Hon, se présenta-t-elle en indiquant la banquette de la main. Ma famille et moi sommes profondément désolées.
— Vous connaissiez l’inspecteur Coltraine.
— C’était une cliente fidèle, une personne charmante. Nous prions tous pour elle et pour que son meurtrier soit puni.
— Est-elle venue hier ?
— Je l’ai servie moi-même, répondit Mary tandis qu’on leur apportait tasses et théière. Il était tôt, à peine 18 heures. Elle m’a dit qu’elle avait fait du lèche-vitrines sur le chemin du retour et essayé une paire d’escarpins qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir. Nous avons plaisanté un peu. Elle ne savait pas de quoi elle avait envie et m’a demandé de lui faire la surprise. Je lui ai donné le poulet moo-shu et deux rouleaux de printemps parce que je savais qu’elle en était friande.
— Elle était seule ?
— Oui. Elle a précisé qu’elle voulait des plats à emporter, car elle avait l’intention de manger chez elle en travaillant. Je vous l’ai dit, il était tôt, et nous n’avions pas grand-monde. Nous avons donc continué à bavarder pendant qu’on préparait sa commande en cuisine. Elle m’a dit qu’elle devait travailler et son ami aussi parce qu’ils projetaient de partir pour un long week-end bientôt. Elle paraissait très heureuse. Elle m’a payée sans même regarder ce que j’avais mis dans le sac. Elle a dû rester un quart d’heure, pas plus.
— Elle venait toujours seule ?
— Presque.
Mary souleva la tasse. Ses mains étaient fines et élégantes. Elle portait un large anneau en or et ses ongles étaient peints en rouge sombre.
— Je l’ai vue une ou deux fois en compagnie de son ami. Elle l’appelait Li. Ils respiraient le bonheur, ces deux-là. Ne me dites pas que c’est lui qui l’a...
— Non, ce n’est pas lui. Merci de votre aide, madame Hon.
— Elle va me manquer.
— De plus en plus triste, commenta Peabody lorsqu’elles furent dehors. On n’imagine pas le nombre d’individus qu’on peut croiser dans une vie ni la façon dont ils nous voient. Le traiteur du coin, le gérant de votre pizzeria préférée. La caissière du supermarché. Ça compte.
— L’un de ces individus qu’elle a croisés voulait sa mort. Suivons son parcours à partir d’ici.
Aux alentours de 18 heures, Amaryllis Coltraine avait foulé ce trottoir et acheté un repas à emporter au Jardin de Chine. La journée était belle, plus belle qu’aujourd’hui. Avait-elle déambulé tranquillement ou, comme toute New-Yorkaise digne de ce nom, pressé le pas ?
Elle avait pris son temps, décida Eve. Pourquoi se dépêcher ? Elle n’avait pas vraiment faim, elle ne mangerait pas avant une bonne heure. Selon toute apparence, elle prévoyait une soirée studieuse.
— Même sans courir, le trajet dure cinq minutes à tout casser, constata-t-elle en glissant son passe-partout là où Coltraine avait utilisé sa carte-clé.
— Inspectez sa boîte aux lettres.
Peabody s’exécuta. Pas de courrier.
— Elle a pris l’escalier.
Dallas et Peabody dépassèrent les ascenseurs et bifurquèrent à droite. Eve marqua une pause pour scruter les alentours. Porte de derrière en face, escaliers vers le haut et vers le bas sur la droite.
— Par où allait-elle sortir ? L’avant ou l’arrière ? Elle n’avait pas de voiture : venait-on la chercher ? Préférait-elle se rendre à son rendez-vous à pied ou en métro ? Ce n’est pas ici qu’ils l’ont piégée : c’est trop près du hall.
Elles commencèrent à monter.
— Les escaliers sont propres. Pas de détritus, pas de graffitis, pas de taches d’usure sur la rampe ou les murs. La plupart des locataires doivent utiliser l’ascenseur.
Eve s’immobilisa sur le premier palier.
— Voici l’endroit où je l’aurais surprise. Je me tapis derrière l’escalier, je l’entends descendre, je jauge son rythme à ses pas. Elle tourne là, se retrouve face à moi. Tout près. Boum ! Le tour est joué. Je la soulève – avec mon ou mes complices si j’en ai – et je la transporte au sous-sol. À cette heure-là, les lieux sont déserts. Mais je suis armée, au cas où.
Eve plissa les yeux et examina Peabody.
— Vous pesez plus qu’elle.
— Merci de me rappeler que j’ai quatre kilos à perdre.
—’Question poids, elle était plus de mon gabarit, poursuivit Eve, ignorant la remarque de sa coéquipière. Moins grande, mais de la même corpulence. Vous avez le dos solide. Portez-moi jusqu’au sous-sol.
— Hein ?
— Hissez-moi sur votre épaule à la manière des pompiers. C’est comme ça qu’il a dû s’y prendre. Ça lui laissait une main libre pour son arme.
Eve se plaqua contre le mur comme si elle avait reçu un coup en pleine poitrine et se laissa glisser à terre.
— Ramassez-moi, descendez-moi.
— Mince !
Peabody délia les épaules, s’accroupit, poussa un grognement. Au deuxième essai, elle parvint à draper Eve sur son épaule. Puis elle grogna de nouveau et se redressa.
— Je me sens ridicule, marmotta-t-elle. En outre, vous êtes plus lourde que vous n’en avez l’air.
— Elle n’était pas légère comme une plume, argua Eve. Inconsciente, chargée de deux armes, de son communicateur, enfin, de tout ce qu’elle avait emporté avec elle. Pas mal, concéda-t-elle alors que Peabody atteignait le dernier palier. Même en râlant. Si c’était un homme, il était sans doute plus grand et plus musclé que vous. Et il avait un objectif. La dissimuler au plus vite.
— Mouais.
Le souffle court, Peabody s’immobilisa devant la porte menant au sous-sol.
— Et maintenant ? La porte est scellée.
— Servez-vous de votre passe-partout. Il a utilisé le sien ou la carte-clé de Coltraine.
Peabody changea de position. Lorsqu’elles eurent franchi le seuil, elle referma la porte d’un coup de fesses.
— Bon. Vous allez me tuer d’ici peu. Par quoi commencez-vous ?
— Je vous balance sur le sol.
— Il ne l’a pas fait. Elle aurait eu davantage d’ecchymoses. Il l’a déposée. Déposez-moi.
— Seigneur !
Peabody plia les genoux et se pencha en avant, les coudes sur les cuisses.
— Vous devriez faire plus de gym, railla Eve. Il la désarme. Si vous essayez, je vous fracture tous les doigts ! prévint-elle. Il lui prend son insigne, son communicateur. Il la ranime avec un stimulant.
Fronçant les sourcils, Eve vérifia l’heure.
— Elle a quitté l’appartement aux alentours de 23 h 22. Comptons deux minutes pour descendre l’escalier. Embuscade, transport. Moins de trois minutes. Disons qu’il était 23 h 25. En incluant le temps nécessaire pour lui piquer ses affaires, puis la ranimer, il reste dix minutes avant l’heure du décès. C’est long.
— Il avait des choses à lui dire.
— Ou à lui soutirer. Une conversation ? Une séance de torture émotionnelle ? Il a fait durer le plaisir. Il n’a pas débloqué les caméras tout de suite.
— Et s’il avait attendu de l’avoir tuée pour récupérer son arme et le reste ?
— Trop risqué. Non, après l’avoir achevée, il s’est assuré qu’il n’avait laissé aucune trace, qu’il n’avait commis aucune erreur.
Eve s’assit, scruta les lieux.
— À moins d’être assez bête pour mettre sa bague ou son arme au clou, il n’a omis aucun détail.
Elle se leva.
— Remontons chez elle. Ensuite nous irons au Central, nous agraferons Feeney et nous ferons le point.
Dommage, songea-t-elle, de retour dans son bureau du Central. Une journée bien pleine et rien que des impressions : comment les gens voyaient la victime, la ressentaient. Elle pouvait désormais y ajouter sa propre image de Coltraine. Elle avait mis ses pas dans les siens, dressé la chronologie probable des événements. Mais elle ne pouvait pas savoir qui ou ce qui avait réussi à l’attirer hors de chez elle.
Une deuxième fouille de l’appartement n’avait rien donné.
Feeney et ses meilleurs informaticiens avaient commencé à lancer des recherches et à recouper des données. Plusieurs de ses hommes à elle se penchaient sur les enquêtes passées et en cours de Coltraine. Eve avait la sauvegarde de son agenda, mais rien n’était inscrit à la date de sa mort.
Elle transmit une copie de ses données au Dr Mira, la profileuse du département – à qui elle demanda un rendez-vous au plus vite –, au commandant et chez elle.
Elle se leva. Une dernière tasse de café, un dernier passage en revue avant de rentrer à la maison et tout revoir à tête reposée.
Baxter fit son entrée, un carton scellé entre les mains.
— Livraison spéciale. C’est pour vous. Ils l’ont scanné à l’entrée. Ce sont des armes. Modèles de la police.
— Où est le coursier ?
— Au dépôt. On a vérifié les empreintes : il y a celles du coursier et celles de deux autres individus, tous deux employés à l’entrepôt où le colis a été déposé. Pas d’explosifs.
Peabody se précipita derrière Baxter.
— Ce sont forcément les siennes. À qui d’autre pourraient-elles appartenir ?
— Nous allons le découvrir. Enregistrement : Colis adressé au lieutenant Dallas, Eve, division de la Criminelle, Central, livraison spéciale par coursier. Scanné et approuvé.
Elle brisa le sceau. À l’intérieur se trouvaient deux revolvers, l’insigne de Coltraine, sa carte d’identité, et un disque dans une pochette de protection. Eve ravala son impatience.
— Relevons les empreintes sur tout ça.
— Je vais chercher mon mini kit, lança Peabody avant de sortir en courant.
— C’est une claque en pleine figure, gronda Baxter. Nous le savons déjà. « Oyez ! J’ai piqué tout ça à un flic, puis je l’ai tué. Voyez ce que vous pourrez faire. »
— Oui. Mais s’il est assez effronté pour nous narguer, il l’est assez pour commencer à commettre des erreurs.
Elle s’empara du kit que Peabody venait d’apporter.
— Contenu, intérieur de la boîte, RAS. Pas de cheveux, pas de fibres, rien. Quant au disque, il s’agit d’un texte écrit. Aucun virus détecté. Voyons ce que ce salaud a à nous dire.
Elle le glissa dans sa machine et en ordonna l’affichage. Le texte était en gras et en capitales.
J’ai pris ceci à cette pute de flic et je l’ai tuée avec son arme. Un jeu d’enfant. Je vous les rends. Un de ces jours j’enverrai peut-être les vôtres à quelqu’un d’autre.
— Une petite conversation avec le coursier s’impose, énonça Eve froidement. Baxter, allez interroger les gars de l’entrepôt avec Trueheart.
— Tout de suite.
— Peabody, avec moi.